Discours de Mgr Le Boulc’h
Chers amis,
L’événement se passe quelques mois après mon arrivée dans le département de la Manche. Cet après-midi-là, il pleut à verse, et pourtant des foules très nombreuses convergent en famille vers la petite chapelle des rochers de Monjoie dans le Mortainais. J’ai l’impression que toute la population des alentours s’est donné rendez-vous pour célébrer le 70ème anniversaire de la victoire des alliés face au sursaut nazi dans l’héroïque bataille de Normandie du 6 au 13 août 1944. Cela me surprend parce que je n’ai jamais connu de tels rassemblements populaires patriotiques en Bretagne. Mais, je ne suis pas au bout de mon étonnement.
Je suis aux côtés de M. Bas, sénateur, et d’un vieux colonel, dont j’ai malheureusement oublié le nom, et qui se tient serré à l’abri sous mon parapluie. A la fin des discours officiels, un organisateur vient me chercher. Il me propose de prendre la parole à mon tour. Je viens de quitter la Bretagne trégorroise, terre marquée par les oppositions entre les laïcs et les cathos, et très à cheval sur les règles de séparation entre l’Église et l’État, et je ne sais comment réagir. Je me tourne vers M. Bas qui me répond : « Monseigneur, ne soyez pas étonné, ici c’est la Manche ! Si vous dites un ‘Notre Père’ cela ne gênera personne. Beaucoup prieront avec vous et les autres feront silence ! ». Ce que je fis !
J’ai réalisé à ce moment qu’il devait exister un lien culturel profond, très particulier, entre l’Église et les Manchois. Ce lien aujourd’hui change sans doute. Je le vois à la manière dont, dans certaines manifestations, l’évêque semble oublié des listes d’invitation ou régresser dans les rangs des officiels. Pourtant, malgré cela, une conviction n’a pas cessé de s’affermir en moi, et je pense que nous devrions en tenir compte davantage dans les propositions pastorales sur le diocèse. Je suis témoin que, dans la Manche, l’Église est encore très souvent regardée comme ‘une maison commune’. Je veux dire par là que, même s’ils sont nombreux ceux et celles qui ne participent plus aux assemblées dans les églises, l’Église demeure pourtant pour eux encore leur ‘chez-soi’. Drôle de paradoxe : alors que les Manchois sont en train de perdre ses clefs, l’Église demeure pour eux leur maison, avec le sentiment prégnant de faire partie de sa famille. Cela, je l’ai éprouvé dans toutes sortes de rencontres sur le diocèse.
Je n’ai pas l’esprit combattant. Je n’aime pas me battre pour qu’on me fasse de la place. Si l’on m’invite, très bien, sinon, je n’insiste pas. Je ne suis pas du genre à tout faire pour que l’Église soit reconnue, présente visiblement et officiellement, dans les manifestations publiques, même si cela me réjouit. Je me dis, à tort ou à raison, que l’Évangile n’aime pas les passages en force et que l’Esprit Saint œuvre souvent dans la discrétion. Ceci dit, j’ai reçu dans le département beaucoup de joie à voir l’Église accueillie simplement dans la société. Probablement, je le dis en espérant ne pas faire preuve de trop de naïveté, parce que l’Église catholique, ici, est considérée comme une institution importante qui agit au service du bien commun et du lien social, et qui ouvre à nos sociétés l’horizon d’une transcendance.
J’ai alors cherché à honorer de mon mieux ces relations publiques, sans ostentation ni recherche d’influence, en apportant mon humble contribution à la réflexion et en soutenant les catholiques dans leurs divers engagements sociaux, éducatifs, politiques, économiques ou culturels. Je tiens à remercier chaleureusement ce soir tous ces baptisés qui prennent leurs parts avec générosité dans le service de leurs frères et sœurs. Je remercie les responsables des diverses collectivités publiques, institutions ou associations, qui m’ont invité à participer à diverses rencontres dans tout le département, témoignant d’une belle ouverture d’esprit.
Je me suis réjoui aussi de constater, dans diverses circonstances, une autre particularité locale. Dans la Manche, le plus souvent, les hommes et les femmes, aussi diversement engagés soient-ils, sont encore capables d’échanger et de dialoguer ensemble. Comme si pour eux, la perspective du bien de tous appelait la participation de tous, et invitait à dépasser les oppositions trop fermées. Cette belle vertu, si chère à ‘la démocratie de Tocqueville’, je la crois de plus en plus précieuse dans une époque tellement tentée de verser dans les excès des confrontations brutales, des caricatures et des exclusions de l’autre.
L’Église a vocation à incarner l’Évangile de Jésus dans le monde. L’Église diocésaine de Coutances a cherché à répondre à cet appel du Christ en encourageant la recherche d’une proximité renouvelée avec les gens de la terre et les gens de la mer, mais aussi, les gens du voyage, les migrants et les personnes malades. J’ai été le témoin heureux de belles rencontres avec toutes ces personnes dans la simplicité, et, j’ose le dire, dans la fraternité.
L’Église n’a pas la prétention de détenir en elle-même les réponses aux problèmes si difficiles et complexes auxquels ces populations sont confrontées aujourd’hui. Les temps où elle se permettait de définir et de conduire une politique particulière sont révolus. Mais, c’est son devoir de se tenir humblement auprès de tout être vulnérable et fragile, comme une réserve d’amitié, de réflexion et de soutien, de dignité inconditionnelle reconnue, et de sagesse puisée dans la richesse de sa doctrine sociale. C’est là un aiguillon qui doit sans cesse stimuler l’Église. Et je rends grâce ce soir pour l’engagement de tant de baptisés qui tissent quotidiennement, au nom de l’Évangile, des liens de solidarité dans notre société.
L’éducation des enfants et des jeunes est une belle et ancienne tradition dans l’Église catholique. L’Église l’assure par la catéchèse, les mouvements de jeunesse, les aumôneries scolaires ou l’enseignement catholique qui chez nous rejoignent une part non négligeable des familles du département. La jeunesse aujourd’hui est très inquiète, non sans raisons, devant l’avenir. La crise écologique intégrale la touche violemment, de plein fouet, et suscite en elle, à la différence d’autres générations, un rapport au temps gravement marqué par l’urgence. Dans ce contexte, qu’une conjonction de facteurs rend si anxiogène, la jeunesse a besoin de lieux d’échanges fraternels qui la relient aux sources du sens et de l’agir, de la confiance et de l’espérance. Qu’elle ne se laisse pas paralyser par la peur, mais ose s’engager pour un monde meilleur, en recevant un bon accueil de la part des générations plus anciennes. Avec des moyens limités, l’Église catholique prend sa part dans ce défi si décisif, et je suis dans la reconnaissance envers tous ceux et celles qui s’y engagent. Je remercie aussi les différents responsables des institutions partenaires qui, dans le respect des prérogatives de chacun, soutiennent cette œuvre éducative nécessaire et urgente.
Le patrimoine religieux dans la Manche est extraordinairement dense et riche. J’ai aimé le découvrir au fil de mes visites. Après dix années de présence, je suis encore loin d’en avoir fait le tour ! Aujourd’hui, beaucoup de nos contemporains prennent conscience de son importance. Les Manchois sont très attachés à leur patrimoine matériel ou spirituel. Ils réalisent combien celui-ci peut être un vecteur de liens. Un lien historique avec les anciennes générations qui l’ont patiemment bâti. Un lien esthétique dans la contemplation partagée des œuvres. Un lien social pour ceux et celles qui visitent et se rencontrent dans ces lieux. Un lien spirituel qui s’exprime dans l’intériorité du silence et l’hospitalité des personnes en prière ou des assemblées célébrantes.
Je suis admiratif devant les efforts qui sont déployés, soutenus par les services de l’état et du conseil départemental, pour sauvegarder et faire vivre ce patrimoine surtout dans des petites communes rurales. J’ai donc tenu à répondre autant que possible aux multiples invitations de bénédiction en fin de travaux. Ce furent-là toujours des moments heureux qui, je le crois, soudent les communautés concernées dans un sentiment unanime de fierté et de joie. C’était pour moi la moindre des choses que l’Église reconnaisse ces engagements au service de la culture et de la spiritualité en rendant grâce à son Seigneur.
En février 2021, j’ai invité les élus à participer à un temps d’intervention et d’échanges sur les enjeux des territoires ruraux. J’ai eu la joie de voir 70 d’entre eux participer à cette rencontre. J’étais alors en train de rédiger la lettre pastorale ’Église de Coutances et Avranches aux sources de l’Eau vive’ qui devait être remise à l’ensemble du diocèse en septembre 2021. Cette lettre trace des voies nouvelles pour réorganiser le rapport de l’Église aux territoires selon 4 modalités différentes. Poussé par l’exigence de réveiller aujourd’hui sa vocation missionnaire reçue du Christ, par l’écoute des aspirations profondes de notre temps et par la lucidité devant ses faiblesses et ses pauvretés, le diocèse de Coutances s’est lancé dans un vaste projet pastoral qui, pendant plus de 4 années, a engendré de multiples rencontres et documents. Lors de cette rencontre avec les élus, j’ai pu constater, une fois encore, combien des responsables de collectivités publiques et des responsables de communautés d’Église avaient intérêt à partager leurs analyses, leurs réflexions, leurs orientations et leurs questions souvent convergentes. J’aime à dire, trop souvent peut-être, mais c’est là une clef de la lettre pastorale ‘Église de Coutances et Avranches, aux sources de l’eau vive’ qui devrait guider la vie de notre Église diocésaine désormais, « qu’il n’y a de pas de lieux vivants sans liens entre les vivants ». Ce constat et cette conviction, bien des élus la partagent, et cherchent, comme l’Église, à la faire vivre au plus près des territoires, sans enfermer le local dans le bocal ! Chers élus, j’ai beaucoup aimé cet esprit de dialogue, et je vous en remercie chaleureusement.
Si le pape François m’avait laissé en paix, parcourant quelques années encore le beau département de la Manche, nul doute que j’aurais enrichi mon regard et reçu davantage, tant le Cotentin aime demander du temps et de la patience à ceux et celles qui désirent comprendre profondément sa vie.
En réponse à un nouvel appel de l’Église, dans l’obéissance au Christ Jésus et la confiance de l’Esprit Saint, le moment vient pourtant de vous quitter. Je vais devoir plonger dans un autre monde, une autre société, une autre culture, une autre histoire, une autre Église. Je le ferai riche de toute l’expérience reçue dans le diocèse de Coutances en ces près de 10 années de ministère vécues parmi vous.
J’ai déjà eu l’occasion de vérifier, lors d’un séjour récent à l’archevêché de Lille, que ce ministère pastoral exercé à Coutances me donnait des clefs pour comprendre, sans l’assimiler, la vie d’une autre Église. Dans la grande diversité des contextes et des situations, il s’agit toujours de la même Église et toujours du même Seigneur, selon les mots de saint Paul dans la première lettre aux Corinthiens. « Les dons de la grâce sont variés, mais c’est le même Esprit. Les services sont variés, mais c’est le même Seigneur. Les activités sont variées, mais c’est le même Dieu qui agit en tout et en tous » (1 cor 12, 4-6).
Il n’y a pas alors, à mes yeux, de grandes ou de petites Églises, même si leurs dimensions sont toutes autres. Il y a essentiellement l’unique mission que le Christ confie à son Église dans le souffle de l’Esprit Saint. Où qu’elle soit, l’Église entend alors le même vibrant appel de son Seigneur à témoigner de la Bonne Nouvelle d’un Évangile qu’il lui revient d’annoncer et d’incarner dans le monde comme un passage de la mort à la vie dans l’espérance du Royaume d’éternité de Dieu.
+ Laurent Le Boulc’h
A Coutances, le 11 mai 2023
Pour aller plus loin :
- Télécharger le discours de Mgr Le Boul'ch en PDF
- Lire le discours de M. Philippe Bas, sénateur de la Manche